Début mai 1987. Pour mon dixième anniversaire qui sera dans quelques semaines, mes parents ont décidé de me donner mon cadeau tout de suite. Un beau vélo de montagne rouge. C'était la nouvelle mode, les vélos de montagne. Je souhaitais tellement en avoir un cet été-là, histoire de pas faire bande à part avec mes amis...
Ça faisait à peine quelques jours que je roulais avec mon nouveau vélo que je me suis mise en tête d'aller à l'école en vélo. Plusieurs de mes amis le faisaient, moi aussi je voulais le faire. J'ai alors commencé ma campagne de charme (ou de harcèlement, selon le point de vue!) auprès de mes parents. Mon père a été catégorique au départ : c'est non! Il faut comprendre que pour me rendre à l'école, j'avais une grande côte à monter et je devais rouler sur un boulevard très passant... surtout en poids lourds. Il m'aura fallu 3 semaines de "quémandange" pour avoir finalement la permission de me rendre à l'école avec mon super nouveau vélo. Avec promesse de monter la côte sur le trottoir et de rouler aussi sur le trottoir, une fois sur le boulevard. J'étais tellement contente que j'aurais pu faire le trajet en pédalant avec mes mains si mon père me l'avait demandé!
Monte à l'école le matin... numéro 1. Redescend dîner chez-moi le midi... numéro 1. Remonte à l'école après le dîner... parfait. Redescend à la maison en fin d'après-midi... pas sur le trottoir. Dans le chemin. À l'heure de pointe (ben oui, y'a une heure de pointe à La Tuque!). Avec des voitures qui me dépassent, passant à même pas un mètre de moi, parfois. Je vois une copine de classe de l'autre côté de la rue, en train de cueillir des marguerites et je la salue, toute fière sur ma bicyclette. Arrivée à la moitié de la pente, j'arrête de focuser sur les voitures et je me concentre sur mon vélo. Et je réalise à quel point j'ai pris de la vitesse... Et je freine... et je freine... et je sens aucun ralentissement! Je jette un coup d'oeil à ma roue avant, quelques secondes, et je la vois qui "tangue" sous la force de roulement. Bang!
Je suis couchée sur le dos, sur le bord de la rue, avec des visages inconnus penchés au-dessus de moi. J'ai de la difficulté à reprendre mes sens. Une dame me parle mais je n'arrive pas à saisir ce qu'elle me dit... Je tente de m'asseoir de peine et de misère. Et là, je vois mon vélo... l'air un peu désarticulé, la roue avant crochie. Et là, toute ma rationnalité embarque... Mon vélo tout neuf... mon père qui m'avait donné la permission du bout des lèvres la veille... ma promesse que tout irait bien... j'étais pour passer un sale quart d'heure. J'ai voulu me relever pour me rendre chez-moi... je n'étais qu'à quelques minutes de marche de la maison. Et en me relevant, mes genoux m'ont lâché. Je revois encore ma copine cueilleuse de marguerites descendre la côte en criant mon prénom, le bouquet à la main... c'est fou les détails que notre cerveau peut enregistrer dans des moments comme ceux-là...
C'est un copain de classe, qui passait par-là avec sa mère, qui m'a raccompagné à la maison. Dans la voiture, j'ai vu que mon chandail était couvert de sang. J'ai vu mes genoux plus qu'éraflés. J'ai senti mes coudes brûler. En arrivant à la maison, j'ai deviné que j'étais vraiment maganée quand j'ai vu l'expression de ma mère et de ma soeur en me voyant. Un coup d'oeil au miroir pour constater l'ampleur des dégâts et surtout, pour comprendre d'où venait tout ce sang qui maculait mon chandail. Mon menton. Fendu. Tellement fendu que j'ai ouvert la plaie de mes doigts et j'y ai aperçu l'os mon menton... autre défaillance!
Destination hôpital. Où mon père est venu nous rejoindre. Il est entré dans la salle d'examen alors qu'on s'apprêtait à me faire des points sur le menton. Mon père déteste les hôpitaux autant que moi... quand il a vu l'attirail de couture, il a dit à ma mère "j'vais fumer une cigarette"! Dans ma tête d'enfant, j'étais convaincue qu'il était ressorti aussitôt trop en furie après moi... Après plusieurs heures à l'hôpital (nettoyage et bandage des plaies, radiographies, tests de motricité et évaluation de mon "traumatisme"), on est rentré à la maison.
Et j'ai "affronté" mon père. J'attendais toujours la chicane, le sermon... Tout ce que mon père m'a dit c'est : "Un jour, Sonia, tu vas comprendre que quand on te refuses quelque chose, c'est pas pour être contre toi, c'est pour te protéger qu'on fait ça..." That's it! Mon père m'a dit, des années plus tard, qu'il s'était longtemps senti coupable de mon accident, parce qu'il n'avait pas su tenir son bout, qu'il avait préféré "acheter la paix"...
Le lendemain matin, juste avant que mon père quitte pour sa journée de travail, le téléphone a sonné. C'était le médecin qui m'avait reçu, la veille, à l'urgence. Il avait jetté un coup d'oeil à mes radios (parce que ça le fatiguait de pas avoir déceler de fracture...) et il avait dénoté une fracture à ma mâchoire. Côté droit. On était attendu à Trois-Rivières pour une opération d'immobilisation. À 14 heures. Le temps d'organiser tout ça, j'étais admise à Ste-Marie pour me faire opérer le lendemain matin. On me brocherait la mâchoire à l'aide de broche et d'élastique, je ne pourrais pas ouvrir la bouche pour 4 semaines et je devrais m'alimenter de liquide uniquement... Dans ma tête d'enfant de 9 ans, elle était là ma punition... Pas de gâteau de fête pour moi, 4 jours plus tard, jour de mon anniversaire!
Mon année scolaire s'est terminée là. Parce qu'après l'opération, je n'arrivais pas à dormir la nuit. Et que s'alimenter au liquide, ça équivalait à "ventre affamé n'a pas d'oreilles". Mes camarades de classe m'ont fabriqué des cartes de prompt rétablissement. J'étais traitée aux p'tits oignons par mon entourage. Mes plaies cicatrisaient lentement et je pouvais espérer ne pas garder de cicatrices trop apparentes sur mon visage.
La récupération a été totale. L'avantage de la jeunesse. Et à partir ce jour-là, j'ai toujours écouté les conseils et les recommandations de mon père. Je n'ai jamais tenté de défier une interdiction élevée par lui. Jamais. Parce que, 20 ans plus tard, je suis restée persuadée que j'avais pas un karma assez bonnasse pour pousser ma luck une deuxième fois!
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