L'instant d'avant, elle était devant le miroir de la salle de bain, à se coiffer pour ce souper entre amis. À retoucher son maquillage, lentement. Le poids des années avait su ralentir ses gestes autrefois si vifs, mais il n'avait en rien altérer son élégance et sa fierté. À 71 ans, elle avait toujours cette étincelle si brillante et si caractéristique dans les yeux. Cet oeil vif et intelligent, qui savait vous intimider de par sa clairvoyance, ou sa bienveillance. La vie, sa vie, avait laissé des traces sur son visage, mais malgré tout, c'était encore et toujours une jolie femme, une grande dame.
Elle fredonnait peut-être même, juste l'instant d'avant. Le coeur léger de cette sortie. L'impression fugace de vivre encore comme à ses vingt ans. Elle fredonnait souvent, tout le temps, toute sa vie. Ses proches vous diraient qu'ils ne pouvaient l'imaginer sans une mélodie fredonnée faiblement. À cet instant précis, elle avait sûrement oublié la douleur de vieillir, seule. Cet état de fait, elle l'évacuait aussi souvent que possible. Ses enfants étaient décédés, son mari aussi, et puis après? Elle était toujours vivante, là, maintenant, aujourd'hui. Et elle comptait bien profiter de chaque moment que son Bon Dieu voudrait bien lui offrir.
Elle avait jeté un coup d'oeil à sa montre, histoire de s'assurer qu'elle n'était pas en retard. Pas question de faire attendre cet ami qui passerait la prendre dans quelques minutes. Les bonnes manières et le savoir-vivre avait su régenter toute sa vie... ce n'était pas aujourd'hui que ça changerait. Du moins, c'est ce qu'elle croyait.
Elle a laissé tombé le peigne qu'elle tenait de sa main droite. Main qu'elle a porté à son bras gauche, ou à sa poitrine, qui sait. Elle a peut-être même tenté de s'agripper au lavabo de la salle de bain. À deux mains ou d'une seule. Elle a fort probablement eu le temps de comprendre ce qui était en train de se produire. À genoux, la douleur fulgurante que seul un infarctus peut causer, elle a sûrement prononcé un "non" déterminé et convaincu. Sa fin, elle ne l'avait sans doute pas imaginer ainsi. En se laissant choir sur le plancher froid de cette minuscule pièce, elle a fermé les yeux, priant son Dieu de ne pas la ramener à lui ce soir, trop tôt encore pour elle. Jusqu'à la dernière seconde, elle a dû tenir tête à ce mal qui la tenaillait. Puis, voyant qu'elle n'avait même pas la force de ramper, elle a fermé les yeux.
Pour toujours. Pour retrouver ses enfants et son mari qu'elle a tant aimés. Jusqu'à son dernier souffle.
L'ami qui devait passer la prendre a trouvé étrange qu'il n'y ait pas de réponse en sonnant à sa porte. Il a tourné le poignée, la porte s'est ouverte. En entrant dans la maison, il a dû l'appeler une fois, dix fois. Sans réponse. Il s'est quand même donné la peine de faire le tour de la maison. Après tout, si la porte était déverouillée, elle ne devait pas être bien loin. En avançant dans le couloir, il a aperçu que de la lumière émanait de la salle de bain. En s'approchant, son regard a été attiré vers le sol. Son amie était étendue par terre, inerte, les yeux fermés, la main au coeur. Il a composé le numéro d'urgence, sachant en son for intérieur que ce n'était plus une urgence. Il a pleuré en attendant les secours, triste de perdre cette grande amie. Mais encore plus assombri de faire face à la réalité de mourir seul, sans personne pour nous porter secours quand on en a tant besoin. Il s'en est peut-être même voulu de ne pas être arrivé un peu plus tôt. Peut-être qu'il aurait pu la sauver... ou à tout le moins lui tenir la main pour son passage obligé. Une présence, c'est ce qui avait cruellement fait défaut dans cette maison, cette journée-là. Une âme bienveillante pour secourir ou pour sourire.
Et ce soir, tout ce que je souhaite, c'est de ne pas être témoin de ma propre mort. De ne pas avoir le temps de constater que c'était irréversible. De ne pas avoir le temps de songer à ma famille qui devra régler mon "sort" une fois partie.
On meurt tous seuls... seulement moi, je souhaite ne pas mourir consciemment.